Sur le vif

Mon premier prix de piano

Le jour de mon premier prix de piano, que j’ai eu très tôt, mon père m’a dit gentiment en m’embrassant : “C’est parfait, mais tu ne sais rien ! ‘”

Et ça, c’était merveilleux ! Parce que, à 14 ans, j’aurais pu devenir vaniteux, demander à donner des concerts tout de suite…

Donc, mon premier concert, (mon premier récital) je l’ai donné en 1917 sachant que je partirais en 18 à l’armée. Par conséquent, ce n’était pas pour me lancer. C’était pour faire voir tout de même aux gens que j’existais ! J’ai donc fait mon premier récital à 17 ans. Mais j’ai vraiment commencé ma carrière à 21 ans.

C’est ma tante, la sœur de mon père qui m’a tout appris, mais elle était terrible, sévère : je l’entendais du fond de l’appartement : “Trop vite, Robert, trop vite ! Joue plus lentement, joue plus lentement !”

Mon père était toujours en voyage parce qu’il était acteur, chanteur et aussi compositeur. Donc, tout le temps en tournée, avec Sacha Guitry, et d’autres comédiens de l’époque.

Quand il rentrait à Paris, c’était pour me gâter, ce n’était pas pour lire les rapports de ma mauvaise conduite. De toutes manières, je n’avais pas de mauvaise conduite : je n’étais pas un enfant terrible…

Robert Casadesus et Louis Diémer

Robert Casadesus a été, à Paris élève de Louis Diémer. Robert Casadesus nous parle de la personnalité de ce grand pédagogue.

Vous savez que Monsieur Diémer était élève de Risler et naturellement il admirait beaucoup Liszt, mais il connaissait parfaitement la musique de Chopin et nous avions une tradition de la musique de Chopin simple et classique qui était, à mon avis, de tout premier ordre. Et longtemps après, j’ai entendu le grand pianiste, Francis Planté, qui m’a joué du piano de 5h à 7h du soir sans arrêt à Mont-de-Marsan, et qui lui avait eu son premier prix de piano au Conservatoire à l’âge de 10 ans (et Chopin était du jury), trois mois avant la mort de Chopin.

Quand Chopin est mort, vous savez que Chopin avait formé un trio avec Alard et Franchomme, ce trio naturellement a été arrêté pendant des années. Mais quand Planté à 15 ans était devenu un pianiste extraordinaire, Franchomme et Alard l’ont pris dans le trio et de ce fait Planté a pu connaître exactement l’interprétation de Chopin et il a aussi pris les élèves de Chopin. Et je lui ai posé des questions précises sur l’interprétation de Chopin, et il était très précis sur ce point : Chopin jouait simple !

– Est-ce que la technique de Diémer portait déjà en ses germes la technique moderne du piano ?

Ca, je ne le crois pas parce que la technique moderne du piano est beaucoup trop souvent mouvementée, on fait trop souvent des mouvements de mains. Diémer lui-même quand il jouait du piano articulait trop, il était trop claveciniste. Mais, auprès des élèves, il demandait toujours un très joli legato, et il avait une méthode excellente. Dans sa classe, tous les élèves devaient jouer le “Clavecin bien tempéré” de Bach, toutes les œuvres originales de Bach, que l’on a trop perdues, parce que, bien après Diémer, beaucoup de gens sont venus vous jouer des transcriptions d’orgue, faire du bruit avec du Bach qui n’était pas écrit pour ça.

Nous avons joué les œuvres originales de Bach chez Diémer, nous avons joué toutes les sonates de Beethoven, vraiment c’était merveilleux comme technique et lui-même s’intéressait à tout. Ainsi, dans sa classe nous avons joué tout Brahms, et ça dès 1900. Et lui qui n’aimait pas la musique moderne nous forçait pourtant à jouer tout Debussy, tout ce qui paraissait de Ravel, tout ! Il n’aimait pas, mais il essayait de comprendre et, naturellement, comme il s’adressait à des jeunes et que moi, je me souviens quand j’avais 14 ou 15 ans, j’adorais “L’isle joyeuse”, “Poissons d’or”, ou “Gaspard de la nuit”, et bien on les jouait à la classe. C ‘est un enseignement admirable, jamais cet homme n’a demandé que l’on joue du piano comme lui, il laissait à son élève la personnalité.

Moi-même, étant élève chez Diémer, j’ai joué la première audition d’une des six études pour la main gauche que Saint-Saëns avait composées et avait données à Diémer, en disant : “Fais jouer ça à tes élèves” . Et je dois dire, comme j’étais le plus jeune de la classe (à ce moment-là j’avais 14 ans), j’étais un petit peu le chouchou de Monsieur Dièmer – vous savez le petit garçon gâté ! -, et il m’a donné la meilleure étude, la “Bourrée pour la main gauche”. Et Saint-Saëns m’a entendu la jouer. Il m’a tapoté la joue, il m’a dit : “C’est très bien mon petit “! Mais c’est tout. Vous savez Saint-Saëns n’avait pas très bon caractère, il était très raide…

Robert Casadesus et Maurice Ravel

Robert Casadesus interviewé par Myriam Soumagnac sur son admiration des compositeurs français nous parle de sa rencontre avec Maurice Ravel en 1922 où ce dernier l’avait entendu jouer au Vieux Colombier dans des concerts dits d’avant-garde :

La première fois que j’ai joué un morceau à Ravel, je lui ai joué le Gibet, qui est un morceau de Gaspard de la Nuit.

Il a dit : ” Ha ! vous. Vous n’êtes pas pianiste. ”

Je lui ai dit : ” Pourquoi ? ”

Il dit : ” Vous êtes compositeur ; parce que vous avez le courage de jouer le Gibet comme je l’ai conçu, qui est un morceau lent, ennuyeux je dirais même, mais que l’on doit jouer comme cela. Et les pianistes virtuoses ne veulent pas jouer comme cela. Ils doublent le mouvement, ils le font beaucoup plus vite. C’est pourquoi, je pense que vous êtes compositeur ! “

Robert Casadesus et l’Amérique

Les souvenirs de Robert Casadesus sur son activité en Amérique :

Depuis 1935, je joue en Amérique toutes les années, c’est maintenant ma 18ème tournée et je fais à peu près une quarantaine de concerts par an.

J’ai joué avec les grands orchestres américains, avec Toscanini à la Philharmonique de New York, avec Monteux à la Philharmonique de San Francisco, Koussevitsky à Boston, Charles Munch à Boston, Barbirolli à New York, Fritz Reiner, qui est un très grand chef d’orchestre que l’on connaît peu ici, à Pittsburgh, Ormandy à Philadelphie, George Szell à Cleveland, Mitropoulos à New York.

Mozart, Toscanini et l’Amérique

En 1935, lors de mon apparition à New York, j’ai joué le Concerto du Couronnement de Mozart avec le second assistant de Toscanini. Et Toscanini, étant dans la salle, m’ayant entendu jouer, est venu me féliciter de mon grand courage. De ma propre initiative, j’avais choisi ce concerto de Mozart.

La réaction du public américain a été, je dois dire, excellente. Je pense que justement, entendre un concerto de Mozart les reposait enfin des fatigues de grande virtuosité !

Vous savez, je crois qu’on pensait que Mozart était trop facile à jouer, que cela ne faisait pas valoir la technique, que cela ne faisait pas valoir la sonorité…

Ce qui a été drôle, c’est que Toscanini m’a engagé moi-même pour jouer avec lui, il s’attendait peut-être à ce que je lui demande de jouer un concerto de Mozart et je lui ai demandé de jouer le deuxième de Brahms…

Sa réaction a été excellente, mais il a dû l’apprendre pour m’accompagner ! Il aurait pu me dire : ” Écoutez, c’est une œuvre que je ne dirige pas “. Mais à ce moment-là, j’étais plus jeune que maintenant, et je lui a dit : “J’aimerais, Grand Maître, jouer un Brahms avec vous”. Et il l’a fait tout de suite. C’est cela que je trouve admirable chez un maître comme Toscanini.

Robert Casadesus et Mozart

Robert Casadesus interviewé par Myriam Soumagnac sur son admiration pour Mozart.

Mes compositeurs préférés, moi j’en ai un, j’en ai un au-dessus de tout, c’est Mozart. Naturellement je ne veux pas dire que les autres n’existent pas. Parce que j’aime Scarlatti, j’aime Bach, j’aime Beethoven, j’aime Schubert, n’est-ce pas. Je pleure à certaines musiques qui ne sont pas de mon musicien préféré, mais je dois dire pour moi, Mozart a été le plus prodigieux des musiciens parce qu’il a touché à tout, mais avec bonheur. Il a fait des opéras merveilleux, des quatuors à cordes, des concertos pour piano, enfin tout, la musique de chambre, la musique religieuse.

Alors moi je dis nettement, mon compositeur préféré c’est Mozart.

Saint-Saëns et Ravel

Radio Suisse Romande ; interviews à propos de Saint-Saëns notamment après l’interprétation du 4°concerto de Saint-Saëns par Robert Casadesus.

Je pense que Saint-Saëns, dans certaines parties de son œuvre, a des harmonies qui ont beaucoup influencé Ravel. Ravel était très admirateur de Saint-Saëns. Et je trouve que l’on est un petit peu méchant avec Saint-Saëns, parce que si vous prenez, par exemple, sa deuxième Symphonie (que l’on ne joue jamais du reste) c’est tout à fait mendelssohnien ! Si vous attaquez Saint-Saëns, il faut attaquer Mendelssohn, et moi je trouve que ces deux musiciens, Mendelssohn plus que Saint-Saëns sont, à mon avis, merveilleux dans certaines œuvres.

Maintenant pour vous parler de Saint-Saëns méchamment, je vous dirais que je déteste Samson et Dalila. Et Samson et Dalila fait une carrière éblouissante dans le monde entier, encore maintenant !

À propos de l’admiration de Ravel pour Saint-Saëns, Robert Casadesus nous dit :

Au moment où j’avais des conversations avec Ravel, nous avons fait des tournées ensemble, je jouais sa musique, nous avons eu des conversations merveilleuses sur la musique. Et à ce moment-là je prenais Ravel pour un Vieux Monsieur, quand il disait que Saint-Saëns était un compositeur que l’on devait copier, s’inspirer de ses harmonies, de ses nouveautés. À ce moment-là, je pensais que Ravel radotait. Hé bien! maintenant c’est moi qui radote ! Saint-Saëns est revenu dans mon estime, une grande estime.

Robert Casadesus et Saint-Saëns

– Qu’est-ce qui a amené Robert Casadesus à jouer Saint-Saëns ?

Là, c’est une autre histoire. Je n’ai jamais joué de Saint-Saëns, jusqu’au jour où Toscanini, avec lequel j’avais joué à New York, m’a demandé de participer à un Festival Saint-Saëns, pas un festival complètement de musique de Saint-Saëns, mais un festival qui était pour ériger une statue de Saint-Saëns quelque part. Et le maestro venait faire le concert gracieusement de Milan à Paris. J’ai d’abord refusé et ensuite je me suis dit : “Tout de même, quand un homme comme Toscanini vous demande de jouer un concerto, même si vous n’aimez pas ce concerto, il faut tout de même l’apprendre pour le jouer ! ” Et je l’ai joué. J’ai été un peu puni après parce qu’alors je ne sortais plus du concerto de Saint-Saëns, j’en étais fatigué; et toutes les sociétés du monde me le demandaient ! Cette année c’est Monsieur Ansermet qui me l’a demandé. Quand j’ai donné mon répertoire, Monsieur Ansermet m’a dit : “Hé bien, j’aimerais bien le Saint-Saëns”.

Robert Casadesus a fait redécouvrir Saint-Saëns, à Lucerne et à Genève.

Il faut le jouer classique comme il est. Si vous y mettez un peu de maniérisme cela devient une musique épouvantable, mais il y a beaucoup de musiques comme cela, le pauvre Chopin, Dieu sait s’il est trahi. Vous comprenez, il faut respecter le texte qui est marqué.

Robert Casadesus et Zino Francescatti

– Franscescatti et vous, avez entamé des duos pendant la guerre. Par la suite un impresario vous a demandé de transporter en public cette association nouvellement née.

C’est tout à fait exact, je peux vous dire que nous avons joué les 17 sonates de Mozart, les 10 de Beethoven, les 3 de Brahms, toutes les sonates françaises, pendant tous les étés où j’enseignais au Conservatoire américain de Fontainebleau ; qui avait été transporté pendant la guerre en Amérique, et que j’ai ramené à Fontainebleau dès la fin de la guerre en 1946.
(…)
J’ai été professeur au Conservatoire américain de Fontainebleau dès 1921.

Robert Casadesus et Ernest Ansermet

Il y a exactement 30 ans que j’ai donné mon premier concert à Genève, mais auparavant j’ai donné un récital à la salle du Conservatoire qui m’avait été offert par la Maison Pleyel, ainsi qu’à Lausanne. Et, à la suite de ce récital, j’ai été immédiatement engagé par mon vieil ami, Monsieur Ansermet, pour le prochain concert d’abonnement de l’année suivante en 1955. Et j’y ai joué le “concerto du Couronnement”

J’ai commencé ma carrière internationale par Genève et je dois dire que j’en suis très fier, très reconnaissant.

Ce qui est assez intéressant c’est que j’avais joué en 1917 sous la direction de Monsieur Ansermet dans les “Ballets russes à Paris”, je jouais la partie de Petrouchka. Monsieur Ansermet m’avait remarqué et m’avait dit : “Ha ! si vous travaillez, vous viendrez un jour jouer avec moi à Genève”. C’est mon 25e concert à Genève.

J’ai joué, en 1927, “la Montagnarde” avec Monsieur Ansermet, c’est la première fois que je jouais “la Montagnarde”.

Robert Casadesus et Beethoven

– Peut-on s’en tenir aux indications de Beethoven, très précises, dans les premières éditions de ses ouvrages ?

Absolument, je trouve que l’on doit respecter les premières éditions, et vous devez savoir que pendant des années, des réviseurs ont indiqué les sonates de Beethoven, ont mis des nuances, des changements de métronomes, tout ça.

Et bien j’estime qu’en 1957, nous devons revenir à la source, nous devons respecter les nuances de Beethoven. Exception faite, pour les pédales, vous trouvez des pédales dans les sonates, surtout dans les sonates et dans le 3° concerto. Des pédales qui sont impossibles maintenant, parce qu’avec le progrès du piano, des pianos modernes, si vous respectez les pédales de Beethoven, elles sont horribles ; dans “l’Appassionata” au moment du dernier mouvement du premier morceau, vous ne pouvez pas les respecter.

Mais à part cela, les nuances, les pianos, les forte, vous savez que la musique de Beethoven est merveilleusement indiquée par lui-même. Ses nuances, ses crescendo, ses pianissimo, tout cela est merveilleusement fait, même dans les dernières sonates. Si vous voyez dans les manuscrits des dernières sonates, c’est extrêmement brouillé, mais vous trouvez tout dans les “sonates Opus 111 ou Opus 109”, tout absolument ; vous devez respecter ce que Beethoven a écrit.

Robert Casadesus est d’avis que l’écriture de Beethoven au piano est pensée pour orchestre quant aux nuances.

Dans certaines sonates de Beethoven, surtout dans les dernières, elles sont assez mal écrites pour le piano. Vous avez la main gauche tout à fait dans le bas du piano, la main droite tout à fait dans le haut, comme dans le premier temps de la sonate “Opus 111”. À ce moment-là, on a l’impression que c’est une réduction d’orchestre.

Certaines sonates sonnent mal, malgré les ressources de l’instrument moderne. Cela demande une technique énorme et un art de la pédale.

Je crois qu’avec Beethoven on retrouve la trace authentique de la tradition. Moi je l’ai retrouvé dans Risler qui est le côté français, si vous voulez, et elle est exactement la même dans Backhaus qui est le côté allemand.

Diémer aussi était porteur d’une certaine tradition, il avait travaillé avec Liszt. C’est très intéressant car vous savez que Liszt a mis dans un ordre de difficulté les sonates de Beethoven. Il les a publiées chez un éditeur, je crois que l’on peut encore les trouver, mais enfin, je ne peux pas vous dire lequel. Mais il les a publiées en ordre de difficulté. Naturellement, il a mis la “sonate Opus 106”, comme étant la plus difficile.